La moindre des choses

Par David Olivier

Ce texte est extrait de la brochure collective Nous ne mangeons pas de viande pour ne pas tuer d'animaux (1989).

Quand je vois tout ce qu'il y aurait à faire, à lutter ou simplement à vivre, j'ai l'impression d'une sorte de frustration d'avoir eu à consacrer tant de temps à cette brochure; une impression de disproportion.

Pour la plupart des gens, manger ou ne pas manger les animaux ne peut pas être un sujet sérieux, même quand on leur dit que pour nous c'en est un; nous nous trouvons souvent face à un dialogue de sourds étonnant, quand la personne en face ne veut même pas croire que pour nous ce puisse être un problème sérieux. Comme s'il n'y avait aucun moyen de le dire; et si au détour d'une phrase nous comparons – ce qui nous paraît tout évident – le fait de tuer un animal au fait de tuer un humain, ils se scandalisent, non pas que nous puissons penser que ce soir comparable – pour eux, il est bien évident que nous ne pouvons le penser – mais que nous faissions ainsi de la provocation de mauvais goût. Cest cette incrédulité qui engendre la frustration, qui nous amène à passer tant de temps à dire une chose si petite, si évidente, qui est que les animaux sont des êtres, sensibles, tout le monde le sait, que c'est détruire une vie, anéantir un être, et que cela ne peut quand même pas être justifié par des arguments si petits, si minuscules, comme «ça a bon goût» - ou pire, «on l'a toujours fait».

Quand on est face à quelqu'un qui ne pense pas comme soi on a toujours tendance à se dire à un moment ou à un autre qu'on ne peut être sûr d'avoir raison, que c'est peut-être l'autre qui a raison. Mais ici l'autre ne dit pas «je ne pense pas comme toi». Il dit: tu ne penses pas ce que tu dis. Comment pourrait-il y avoir discussion quand l'autre nie qu'il y ait même désaccord? Et on est obligé de se pincer, de se dire «je ne rêve pas», et de se dire que oui, sur ce point-là au moins, on peut être sûr que l'autre a tort, on est sûr que quelque chose marche mal dans leur système, car ils sont amenés à nier une chose évidente pour nous, que nous pensons effectivement ce que nous disons.

 

Comme des fous, ils ne veulent pas voir une partie de la réalité, et ils ne veulent pas voir que d'autres voient une chose qu'ils ne voient pas. Leur système est cohérent, il est étanche, mais il n'est pas simple. Ils ne nient pas que «la boucherie» ce soit «une vraie boucherie», puisqu'ils utilisent le même mot; ils ne nient pas qu'ils commettent une violence, ils ne nient pas que c'est parce qu'ils mangent les animaux que d'autres en tuent. Ils aiment les lapins, puisqu'ils en font les héros de leurs histoires enfantines; ils aiment les lapins, et ils en mangent... Ils ne nient rien, ils n'en tirent simplement aucune conséquence: ils ne voient pas qu'il faut, et qu'il est simple, d'arrêter le massacre.

Quand quelqu'un se comporte comme un fou, mais qu'il n'est pas fou – et c'est peut-être le cas de tous les «fous» - il faut essayer de comprendre pourquoi. Nous avons essayé de l'analyser dans cette brochure. Tant bien que mal, car cette folie, qui touche tant de gens, et qui est si énorme, nous dépasse.

La domination des humains sur les animaux est un des rares domaines qui met à peu près tout le monde d'accord, c'est un des pivots d'un consensus social sur le dos d'êtres extérieurs à la société. C'est la seule hiérarchie qui paraisse aujourd'hui aux gens comme stable. C'est le seul domaine où on peut aller jusqu'à tuer, à dominer totalement un autre être pour un motif futile, sans aucun danger de retournement de situation; le seul domaine où on est le plus fort par définition.

En attendant, ces gens, qui dans tant d'autres domaines sont parfois sincères, sérieux, attentifs, il faut vivre avec. J'ai passé du temps dans ma vie à lutter avec eux contre le racisme et le sexisme, contre l'oppression des humains, pour les Kanaks, etc. Je voudrais encore aujourd'hui pouvoir me sentir motivé pour le faire. Mais je n'y arrive pas. Car cette chose si petite m'obsède, je n'arrive pas à en détourner mon attention: comment peuvent-ils manifester contre un meurtre quand ils tuent si facilement tous les jours? Comment peuvent-ils vouloir la paix dans le monde quand ils ordonnent chaque jour un massacre pour leur ventre? Comment peut-on vouloir que l'homme cesse d'être un loup pour l'homme, et en reste un pour les lapins? Comment peut-on émettre le moindre jugement sur le monde qui va mal, sur ce monde que depuis tant de temps tant de gens voudraient plus juste et plus heureux, quand on ne fait pas cette chose si petite qu'est de cesser de manger de la viande? Il me semble que d'une certaine façon ils se disqualifient par avance. Cela me paraît irréel qu'ils veuillent ainsi régler de grands problèmes, difficiles, sans régler ce petit problème, si facile à résoudre au niveau de chacun, celui du massacre des animaux pour la viande. Une seule personne qui cesse de manger de la viande, cela représente en moyenne plusieurs dizaine de morts de moins par an. C'est tellement plus rentable que la plus rentable des manifestations.

Pour moi l'acharnement des mangeurs de viande contents de l'être à ne pas voir l'évidence, à nier jusqu'à nos pensées, est un symptôme du fait que la viande, en définitive, est un des ciments les plus puissants de la société, une de ses bases les plus intouchables. Et la viande, c'est aussi le massacre le plus grand, le plus cruel, le plus insensé et le plus gratuit que l'humanité ait jamais commis. Mais pour moi, la boucherie des animaux reste un très petit problème, reste le moindre des problèmes: car pour vouloir penser clairement, pour vouloir désirer un monde meilleur, pour moi, cesser de manger de la viande, c'est tout simplement la moindre des choses.